En octobre 2017, j’ai répondu aux questions du journal Agefi Luxembourg (actualité financière, économique et européenne) sur un sujet qui m’intéresse fortement : la Blockchain. Cet article a ensuite été relayé par onepoint, et je le place ici pour archive.
Longtemps le secteur financier a considéré avec défiance la technologie Blockchain. Il entrevoit aujourd’hui de réelles opportunités grâce à cette technologie. Quel est votre avis ?
Il est important de replacer la Blockchain dans le contexte historique de sa création afin de comprendre les enjeux auxquels elle a tenté de répondre. Il y a 10 ans débutait la « grande récession », la crise financière amorcée par les subprimes a créé une méfiance envers les titres de créances et plus généralement envers les institutions financières. C’est ce que Satoshi Nakamoto a tenté de résoudre en 2008, répondant ainsi au besoin d’une monnaie hors de l’emprise des banques et des gouvernements. « Le problème de fond avec les devises classiques réside dans la confiance nécessaire pour les faire fonctionner. La Banque Centrale doit s’engager à ne pas déprécier la devise, et pourtant l’histoire des devises fiduciaires est emplie de contre-exemples à l’encontre de cet engagement. Les banques doivent s’engager à détenir notre argent et à le transférer électroniquement, mais elles le prêtent dans des vagues de bulles de crédit avec à peine une fraction du montant en réserve. Nous devons leur faire confiance quant à notre vie privée, de crainte que des voleurs d’identités ne vident nos comptes » expliquait en 2009 Satoshi Nakamoto. En créant le Bitcoin, son postulat était clairement assumé : « Une version purement pair-à-pair d’argent électronique permettrait des paiements en ligne, envoyés directement d’une personne à l’autre, sans avoir à passer par une institution financière. » Bitcoin Whitepaper, 2008.
Une devise mondiale, échangeable de gré à gré, sans intermédiaire de confiance permettant d’assurer les mêmes garanties que les banques. Naturellement, cette méfiance fut réciproque, et c’est non sans une certaine incrédulité que le secteur financier regarda naître cette crypto-devise et ses concepts sous-jacents. Comment considérer autrement un outsider prétendant vous remplacer en renversant les fondations même de votre business model ? Les banques ne se voyaient pas substituées du jour au lendemain par des concepts algorithmiques et mathématiques, aussi puissants fussent-ils. Elles avaient survécu à l’émergence des banques en ligne. Et si cette Blockchain venait à confirmer ses prétentions ? Elles pourraient toujours adopter une stratégie équivalente en rachetant les principaux acteurs du marché. Et puis plus rien… outre la spéculation croissante autour du Bitcoin, qui atteignit sa parité avec le dollar en 2011, il fallut attendre 7 ans avant de voir bouger les pièces maîtresses de l’échiquier.
En 2015, on ne parlait alors plus de « la Blockchain » et du Bitcoin mais bien « Des Blockchains » agrémentées de nouveaux services bien plus prometteurs qu’une simple devise virtuelle. Ethereum était né et offrait via ses Smart Contracts de réelles opportunités au travers de cas d’usage concrets : ce code immutable distribué permettait de dématérialiser et de certifier de nombreux aspects de la chaîne des métiers bancaires : trading, règlement (on parle du remplacement de SWIFT par Ripple), dépôt de titres infalsifiables, bases de registres KYC partagées, lutte contre le blanchiment de capitaux, etc. La défiance était passée. Il convenait à présent aux acteurs de la finance de prendre le train déjà lancé qui pourrait finalement apporter de belles opportunités au secteur. Afin de ne pas avancer seuls, des consortiums furent créés. Il était nécessaire d’être présent et visible en lançant des initiatives. Cependant, rapidement, la communauté des crypto-devises comprit que, bien que fondées sur les concepts de la Blockchain, ses ambitions étaient empreintes d’une certaine réserve. Il devenait nécessaire pour les banques de s’approprier la Blockchain pour en faire un avantage. A ce titre, le Consortium R3, fondé en 2015 et qui compte aujourd’hui plus de 100 institutions financières du monde entier, a présenté en 2016 sa réinterprétation de la Blockchain : « Corda », une plateforme visant à faciliter les accords financiers entre les institutions, avec un postulat rejetant formellement cette parenté : « Nous ne construisons pas une Blockchain. (…) Nous rejetons la notion selon laquelle toutes les données devraient être partagées entre tous les participants. » expliquait Richard Gendal Brown en 2016, créant ainsi la confusion sur la volonté réelle du secteur de s’engager dans ce domaine.
Avec un Bitcoin dépassant les 4000 euros en juillet dernier, 2017 est l’année où les premiers grands acteurs affichent clairement leur position non seulement vis-à-vis des Smart Contracts, mais aussi plus simplement vis-à-vis du Bitcoin et de la spéculation attenante. Par exemple, Goldman Sachs vient d’annoncer la possibilité imminente de traiter des Bitcoins et autres crypto-monnaies comme n’importe quelle autre devise. A contrario, Jamie Dimon, PDG de JPMorgan Chase, y voit une escroquerie et prédit leur implosion. Force est de constater que le secteur financier a maintenant admis que les Blockchains ont un bel avenir en perspective, et qu’il devient nécessaire de les intégrer pour développer et proposer des services autour de cette offre. Certains acteurs sont plus avancés que d’autres, mais entre ceux encore à la recherche de cas d’usage et ceux ayant déjà validé de nombreuses preuves de concept, les véritables sujets en production sont encore rares. Les sollicitations croissantes portent à croire que les premiers projets en production dans le secteur financier arriveront début 2018.
Comment la Blockchain change-t-elle nos façons de travailler ?
Aujourd’hui la Blockchain n’a encore rien révolutionné dans notre quotidien. Les acteurs du marché – qu’ils soient de l’IT ou de la Finance – en sont encore à la mise en œuvre. Et pourtant, nous sommes certainement face à une révolution équivalente à l’apparition d’Internet il y a 30 ans. Tout comme internet à l’époque, la démocratisation de la Blockchain prendra du temps. C’est un outil fabuleux dont il va falloir appréhender le fonctionnement et les opportunités. La Blockchain est avant tout un protocole d’échange, et à ce titre son implémentation dans les systèmes d’information devrait être transparente pour les utilisateurs et les clients. La sécurisation des transactions par exemple n’est pas un concept nouveau. En revanche, il faudra que chacun reste attentif sur les questions de vie privée, car la Blockchain est avant tout un registre public. Les transactions effectuées et les informations stockées peuvent être lues et retracées par tous. On imagine bien les conflits potentiels qui pourraient naître des exigences de la RGPD ou du droit à l’oubli numérique par exemple. A moyen terme, l’impact sur nos modes de travail pourrait être la remise en question totale de certaines activités professionnelles : quid des métiers reposant exclusivement sur la certification ou le dépôt de confiance ? On pense naturellement aux notaires mais certains services bancaires comme les dépôts de titres ne sont pas à l’abri ! La transformation digitale devra comme souvent être accompagnée d’une transformation RH.